Charles Péguy, « tué à l’ennemi »

Le mardi 4 août 1914, en partant convoyer ses hommes vers Coulommiers, port d’attache de leur 276e R.I., Charles Péguy, le poète, l’écrivain, l’hyperactif patron des Cahiers de la Quinzaine est, avec tant et tant d’autres Français, sacrément droit dans ses bottes, bien sanglé dans sa vareuse sombre, bien visible en pantalon rouge. Il part comme délivré, serein, déterminé, en fredonnant La Carmagnole. À sa vieille amie Geneviève Favre, il confie : « Je pars soldat de la République, pour le désarmement général, pour la dernière des guerres ».
Par Jean-Pierre Rioux, Historien

Sa République ? Elle est restée fille de la défaite de 1870. Comme tant d’hommes de sa génération, notre lieutenant de « réserve active » – il a 41 ans et aurait donc pu servir dans la territoriale ou au fond d’un bureau – a grandi dans la « stupeur d’avoir été battus, puisqu’il était entendu qu’on était invincible ». Cet outrage-là, ressenti dès l’enfance, a fait de lui un fantassin fidèle à l’armée nouvelle et populaire selon Gambetta, « une armée qui comprendra tout le monde, une armée qui sera la nation elle-même debout devant l’étranger ».

Un vieux grognard
Ce service militaire a très bien convenu à l’intrépidité de son tempérament. Toute sa vie a été pétrie de rituels et d’horaires à respecter comme à la caserne ou comme, un jour, sur le champ de bataille. Il a toujours eu plaisir à parler des choses militaires et surtout avec ses amis antimilitaristes ou tièdes. Il a adoré les gros mots et les blagues de soudard. Jacques Copeau notamment, l’homme de théâtre qui l’a souvent accompagné dans ses marches sur les plateaux de Chevreuse ou d’Orsay, a bien senti combien sa préhension du monde était d’infanterie: « Il surveillait, constatait, prenait en charge et, pour ainsi dire, dirigeait tout ce que la vie plaçait sous son regard et dans le rayon de sa pensée : les êtres, les idées, les événements, les paysages. Il était né chef, et chef militaire. Les arbres bien alignés de nos routes devaient lui apparaître comme des soldats à leur poste ». En 1892, ses mois de régiment l’ont donc ravi. Il s’y est détendu, à l’aise avec «les hommes» et comme protégé ou rendu à lui-même sous l’anonymat de l’uniforme.

Chaque année jusqu’en 1913, « il se rend aux manoeuvres comme à un rendez-vous d’amour », « il s’enfièvre à tout appareil guerrier », plein de « la joie puérile du pantalon rouge et des galons ». Là est selon lui la vraie vie, celle où l’on respire « dans son propre peuple » et l’on « se débarbouille d’encre » ; celle où la réalité militaire se révèle « comme soubassement des autres réalités ». Il a été bien vite lieutenant, puis maintenu à sa demande en réserve active depuis 1905. Un jour de septembre 1913, il a confié à son ami Joseph Lotte : « Moi, je suis un vieux grognard. Voilà vingt ans que je suis en campagne. Je suis couvert de boue, mais je me bats bien ». Par tempérament de fils du peuple comme par fidélité familiale et républicaine, Péguy fut donc un de ceux de sa «classe», celle de 1893, qui eurent le plus ardemment l’âme militaire. […]

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