Pour Napoléon Bonaparte, la presse devint rapidement un enjeu de pouvoir. L’homme politique qu’il ne cessa jamais d’être comprit très tôt à quel point la force des mots pouvait faire ou défaire une réputation. Sous la Révolution, les feuilles républicaines ou royalistes rivalisèrent d’outrances. Le Directoire fut ainsi durement critiqué pour ne pas dire condamné par les plumes acerbes des rédacteurs de l’époque. S’il n’y prenait pas garde, Bonaparte alors général en chef de l’armée d’Italie risquait d’être lui aussi durablement atteint. Son mariage avec Joséphine fut d’ailleurs cruellement moqué. Le jeune général devait se défendre mais pas seulement. Pour accéder au pouvoir suprême, il lui fallait aussi se construire une image voire déjà une légende. Partant, il souhaita « personnaliser » ses faits d’armes tout en insistant sur le caractère exceptionnel de sa destinée. Aussi, pour toutes ces raisons, le général se fit patron de presse. Et quel patron!
Pierre Branda Historien, responsable Patrimoine de la Fondation Napoléon.
Le 19 juillet 1797 est imprimé à Milan le premier numéro du Courrier de l’armée d’Italie ou le patriote français à Milan. Après un long préambule prônant la modération politique, le premier article est consacré au compte-rendu du défilé militaire du 14 juillet célébré à Milan. Cette cérémonie est présentée comme une célébration non pas de la République mais du général en chef: « Pendant que l’armée défile, un caporal de la neuvième demi-brigade s’approche du général en chef et lui dit : “Général, tu as sauvé la France. Tes enfants glorieux d’appartenir à cette invincible armée te feront un rempart de leur corps. Sauve la République; que cent mille soldats qui composent cette armée se serrent pour défendre la liberté”. Les larmes inondaient les joues de ce brave soldat. » Dès les premières phrases, le ton est donné. Bonaparte est présenté comme «le» sauveur de la France. Sa puissance est soulignée: une armée de «cent mille soldats» –en réalité elle n’atteint même pas quarante mille hommes–, entièrement dévouée à son chef (dont les «glorieux soldats» sont prêts à faire «rempart de leur corps»). Enfin, l’émotion est présente avec les pleurs du brave caporal. Le mythe du sauveur cher à Jean Tulard est en train de naître.
En Italie puis en Égypte
Mais Bonaparte tire sa force de la guerre. Sans elle, il n’est rien pour le moment. À travers les deux feuilles qu’il crée, il met en avant son héroïsme tout en insistant sur son caractère exceptionnel et providentiel. Cependant, le héros ne peut être un homme seul. L’image qu’il renvoie reste malgré tout militaire. Cette apparence forte mais parfois sévère peut inquiéter et même rebuter. Il est donc souhaitable de la rendre moins virile, bref de l’adoucir, d’où l’apparition de Joséphine dans la propagande du général en chef. L’édition du 3 août 1797 du Courrier de l’armée d’Italie offre ce jour-là à ses lecteurs un supplément peu habituel. Alors que, généralement, seules les nouvelles de l’armée sont développées, le journal revient longuement sur l’une des fêtes républicaines données à Milan par le général Berthier. Sur son invitation, le couple Bonaparte entend les vers élogieux et même dithyrambiques du poète Gianni à la gloire du général en chef et de son épouse (voir encadré). Le rôle dévolu à la nouvelle Cléopâtre est clair. Comme le suggère le poète en évoquant ses charmes et en louant ses « qualités aimables », sa douceur féminine vient en contrepoint du caractère plus belliqueux de Bonaparte. En offrant ainsi une image de couple équilibré alliant force et délicatesse, Bonaparte cherche à rassurer dans le but de lisser son image politique. […]
Retrouvez l’intégralité de l’article dans le n°74 en vente en ligne sur boutique.soteca-editions.fr.