Napoléon a beaucoup parlé de lui à Sainte-Hélène (entretiens avec Las Cases, souvenirs dictés à Montholon et Gourgaud… ). Il s’est moins confié auparavant, faute de temps et toujours avec le souci de se mettre en scène, même lorsqu’il parlait librement avec Roederer. Le stratège et le politique ont été étudiés de son vivant, suscitant par la suite une forêt de livres tandis que la propagande officielle imposait le chapeau, la redingote grise et la main dans le gilet. Mais l’homme ? Le physique, le caractère, les passions… Essayons d’y voir clair à travers les innombrables témoignages.
Par Jean Tulard, Membre de l’Institut
Le physique
Napoléon a beaucoup changé. Les esquisses de David et les portraits de Gros nous révèlent, lors de la campagne d’Italie, un jeune général maigre, à longs cheveux, au regard de feu. Sans doute l’image a-t-elle été retouchée. La future duchesse d’Abrantès, dans des mémoires par ailleurs suspects, a laissé du Bonaparte de 1795 une évocation moins flatteuse: «À cette époque Napoléon était si laid, il se soignait si peu que ses cheveux mal peignés, mal poudrés lui donnaient un aspect désagréable. Je le vois encore, entrant dans la cour de notre hôtel, la traversant d’un pas gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur les yeux et laissant échapper ses deux oreilles de chien qui retombaient sur la redingote, les mains longues,maigres et noires, sans gants parce que, disait-il, c’était une dépense inutile, portant des bottes mal cirées.» (1) Un ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune et de la gale : c’est ainsi que Bonaparte entre dans l’histoire. Après le 13 vendémiaire qui l’a remis en selle, il paraît plus soigné, le visage moins creux, mais toujours aussi fébrile. Hortense de Beauharnais, lors de sa première rencontre avec lui chez Barras, est frappée par «sa figure qui était belle, fort expressive, mais d’une pâleur remarquable. Il parlait avec feu et paraissait uniquement occupée de ma mère » (2)
Ce qui frappe, c’est l’autorité qu’il dégage: elle s’exerça immédiatement en Italie sur Masséna, Augereau et La Harpe. S’y ajoute un incontestable magnétisme. Loin de lui, on se moque du «maigrichon», «intrigant», «pas beau», mais en sa présence on file doux. La victoire l’embellit. Il y a une page fameuse dans les mémoires de Talleyrand sur la première rencontre du ministre et du général. Bonaparte émeut cet homme froid et corrompu: «Au premier abord Bonaparte me parut avoir une figure charmante. Vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau regard, à de la pâleur et à une sorte d’épuisement.» Toujours cette jeunesse émouvante et cette pâleur qui annoncent le héros romantique. La campagne d’Égypte le mûrit. Après le coup d’État de Brumaire, il se fait plus grave. Une transition physique s’amorce. Le changement est sensible dans le dessin d’Isabey représentant le Premier Consul à la Malmaison, en tenue de colonel des chasseurs de la Garde, habit vert foncé, col, passepoils et poignets rouges, cravate noire, épaulettes, culotte et gilet blancs, bottes simples à revers, et bien sûr le chapeau. La tête est forte, plus ronde, le cheveu court, et un léger embonpoint semble se dessiner que souligne la main dans le gilet. Ce n’est plus Bonaparte, ce n’est pas encore Napoléon.
Il l’est à partir du tableau de Gautherot, redingote, Légion d’honneur, chapeau, montrant la route d’Augsbourg à ses soldats, le 12 octobre 1805. L’évolution physique est incontestable. L’empâtement se manifeste sur le portrait de Girodet représentant l’Empereur écoutant la messe à Saint-Cloud en 1812. Une certaine fatigue apparaît lorsqu’il est figuré par le même peintre étant assis. Pire, Girodet le représente somnolent lors d’une représentation théâtrale à Saint-Cloud. «Tout ce temps, dira-t-il, j’ai porté le monde sur mes épaules.» À Sainte-Hélène, il n’est plus l’infatigable travailleur, dormant peu, toujours en mouvement, parlant vite. Mais il n’est pas non plus l’obèse perdu dans ses pensées que dessinent les officiers anglais de l’île. Il est encore dans la force de l’âge, victime toutefois de l’absence d’exercice et d’un climat où alternent soleil brûlant et pluies diluviennes. […]
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